Voici enfin la première partie de l’interview de Jean-Charles Kraehn que nous vous avions promise. Cette interview a été réalisée le 29 avril 2010.
Question 1 : La réalisation du dernier Gil Saint André t'a pris environ 1 an et demi, maintenant que c'est terminé, es-tu soulagé ?
Jean-Charles Kraehn : Oui c'est un vrai soulagement dans la mesure où pour moi cette reprise de Gil Saint André a constitué un réel défi. En effet, bien que j'aie créé cette série, je n’en avais dessiné que les deux premiers albums, et c'est Sylvain Vallée qui avait réalisé les six suivants. Il a donc imprimé sa patte au personnage, et la difficulté pour moi a été de retrouver mon personnage du début sans trop m'écarter de celui de Sylvain pour ne pas dérouter le lecteur. Je voulais modifier des petits trucs sur son physique pour le remettre plus à mon goût, notamment réduire un peu sa mâchoire. Techniquement, ce personnage m'a donné un peu de mal, comme toute la série d’ailleurs avec le retour au contemporain, les voitures, les bateaux, les avions… que je n'avais pas dessinés depuis des années.
Q2 : Qu'est-ce qui a été le plus dur dans cette reprise de Gil Saint-André ?
JCK : Le plus dur a vraiment été de garder une cohérence pour Gil Saint André, entre sa création initiale, fait des tâtonnements du début, et l’évolution que lui avait normalement fait subir Sylvain. Comme tout le monde le sait, graphiquement les personnages évoluent au cours des années, même quand ils restent sous le crayon de son créateur. C'est le cas par exemple pour Blueberry. dont Giraud dit lui-même qu’il s’était inspiré de Belmondo. Malheureusement, il ne retrouvait la ressemblance avec l’acteur qu’une fois sur deux. À un moment donné, il en a eu marre et a fait « son » Blueberry. Si j'avais continué à dessiner moi-même les albums de Gil, celui-ci aurait de toute façon évolué naturellement. Donc qu’il y ait évolution entre le mien et celui de Sylvain est tout à fait normal. La difficulté pour moi fut surtout qu’elle ne soit pas une rupture.
Q3 : Cela a-t-il été pareil pour la reprise de personnages créé par Sylvain ?
JCK : Non, car il n'y en a pas dans cet album. En fait, les seuls personnages qu'on revoit c'est Gil et sa petite fille. Tous les autres personnages sont nouveaux. Même son associé, avec qui il est en vacances au début d'album, avait juste été entre aperçu dans le premier album. Il était vu de loin et debout. À l’arrivée, j'ai juste gardé son prénom, Didier, et je l'ai refait à ma sauce. Cet album, c'est vraiment un nouveau cycle avec des personnages nouveaux, même si le personnage principal a déjà un passé et un destin, c'est ici de nouvelles aventures dans un monde complètement nouveau pour lui. Ce qui ne veut pas dire que l'on ne retrouvera pas d'anciens personnages plus tard.
Q4 : Comment as-tu organisé ton temps pour la réalisation de cet album ?
JCK : J'ai fait comme je fais toujours, j'ai commencé par le scénario. Comme c'était une nouvelle aventure dans un domaine que je ne connaissais pas trop, la haute finance et la grande entreprise, j'ai commencé par me documenter soigneusement sur ce monde, et j’ai écrit mon scénario complètement avant d'attaquer le premier dessin. Je ne le fais pas toujours quand je connais bien la série, où j’attaque parfois le dessin après avoir écrit 15-20 pages. Globalement, j'aime quand même mieux être bien avancé dans mon scénario pour ne pas avoir à redessiner des cases ou des pages en cas de modifications en écrivant la suite de l’histoire.
Q5 : La rédaction de ce scénario t'a pris combien de temps ?
JCK : Moi, je suis assez lent. Un scénario d’album me demande environ 2 à 3 mois de travail.
Q6 : Qu'en est-il du scénario du prochain tome ?
JCK : Il n'est pas commencé. Je vais m'y remettre d'ici à la fin du mois. Pour l’instant je travaille en priorité sur celui du prochain Tramp car Patrick Jusseaume est en attente de la suite [ Note : ce scénario est maintenant fini ]. En fait, pour le tome 10 de Gil Saint André, je n'ai que le fil conducteur de mon intrigue. Je sais comment l’histoire va se terminer, je connais les tenants et aboutissants de l’intrigue, que l'on commence à deviner à la fin de l'album. Grosso modo c'est la prise de pouvoir d'un groupe par d'autres. Certaines péripéties restent à définir. La difficulté pour ce genre d'album est la pagination. 46 pages et pas une de plus ! Il faut donc en tenir compte lors de la réalisation du scénario. Par exemple, pour le premier Gil Saint André, la première page de l'album démarre à gauche parce que j'ai réalisé 47 pages. À l’époque, je n'avais pas pu, ou pas su condenser cette histoire assez dense en 46 pages. Il en est de même sur le dernier Gil Saint André dessiné par Sylvain, le tome 8, mais cette fois la 47e page a été rajoutée à la fin, sur la page de garde.
Q7 : Ecris-tu un scénario pour toi différemment que lorsque tu l'écris pour un autre dessinateur ?
JCK : Non, non, tout pareil !! J'en ai besoin en tant que dessinateur. Quand je m’attaque au dessin, j'aime avoir l'impression qu'il a été écrit par un autre. Lorsque j’arrive à la page 32 par exemple, même si c'est pourtant moi qui l'ai écrite, je ne l’ai plus totalement en mémoire. J’ai l'impression de la redécouvrir. Ça m’évite le risque de me lasser et ça me réserve quelques surprises, bonnes ou mauvaises d’ailleurs. Garder une sorte « d’œil neuf » sur l’histoire est indispensable pour moi. Je vois mieux les dialogues ou les séquences qui ne vont pas, qui ne sont pas fluides. Ça m’arrive de réécrire des dialogues ou des morceaux de dialogues, comme je pourrais le faire sur le scénario d’un autre. [ Note : voir la "news" du samedi 29 mai dans laquelle on peut voir les modifications de dialogue au moment du dessin par Jean-Charles Kraehn. ]
Q8 : Comment se passe le travail de recherche graphique ?
JCK : Il se fait au fur et à mesure de l’avancement des pages que je réalise presque toujours dans l’ordre chronologique, sauf en cas de difficulté à trouver une documentation qui me manque. Pour cet album, j’ai seulement retravaillé le personnage principal avant de commencer. En fait, je ne fais jamais beaucoup de croquis à l'avance. J'aime bien rentrer tout de suite dans le vif du sujet. Ce qui ne veut pas dire que je ne fais pas de croquis, j'en fais même beaucoup mais au fur et à mesure de la réalisation des planches et des besoins pour celles-ci. Je n'aime pas travailler dans le vide, j'ai besoin d'avoir le scénario sous les yeux, pour faire vivre et bouger un personnage.
Q9 : En tant que scénariste, comment se passe ta relation avec tes (ton) dessinateur(s) ?
JCK : Et bien, je lui envoie un scénario découpé page par page, case par case, [ Note : comme les extraits que vous avez pu découvrir dans de précédents articles sur ce site (ici, là ou encore là) ], mais ce n'est qu’une proposition de mise en scène. Le dessinateur fait ensuite ce qu'il en veut, du moment qu'il retombe sur ses pattes, que le récit reste cohérent et qu'il n'y ait pas de zones d’ombre dans la compréhension de l’histoire. Patrick Jusseaume, par exemple, rajoute souvent des silences dans mon découpage pour donner une ambiance à la Corto Maltèse qu'il adore, et donc un ton. Mais il ne change pas les dialogues sans m’en parler. Je laisse le dessinateur totalement libre sur la mise en scène. C’est sa part de création, sinon ce n’est qu’un illustrateur et plus un raconteur d’histoire. La création pour un dessinateur BD est, exactement comme pour un réalisateur de film, dans la mise en scène.
Q10 : Donc en tant que scénariste, tu laisses une grande part de création au dessinateur ?
JCK : Oui. Je ne fais jamais un seul croquis de mise en scène pour mes dessinateurs. Sauf en cas (exceptionnel), d’une action très compliquée, ou un petit croquis vaut mieux qu'une longue explication. En général je décris les scènes comme un romancier. Souvent la description est très simple, mais il m’arrive parfois d’écrire une demi-page pour décrire une action, une ambiance, un lieu. J’essaye surtout de nourrir l’imagination du dessinateur, qui fait ce qu’il veut des informations fournies. En revanche lorsque j’écris pour moi, dessinateur, la description peut être plus succincte, ou plus en style télégraphique. En fait, j'ai repris la méthode Charlier qui m'a été transmise par Patrice Pellerin. À l'époque où l’on s'est connu, Patrice Pellerin travaillait sur Barbe Rouge, et j’ai donc eu la chance de voir des scénarios de Charlier lui-même qui était d’une grande précision dans ses descriptifs. D'ailleurs à l'époque, chose amusante, ses scénarios étaient tapés à la machine, et donc remplis de ratures, de correction manuelles, de blanco, de paragraphes scotchés. On s'aperçoit que l'ordinateur, c’est quand même bien pratique maintenant.
Q11 : En parlant de corrections, est-ce qu'il y a quelqu'un qui fait une passe sur les planches pour tout ce qui est grammaire, orthographe ?
JCK : Oui bien sûr ! Chez Glénat, comme chez Dargaud, il y a un correcteur attitré. C'est important, car tu as beau faire attention, tu en oublies toujours. Ce sont souvent des fautes d’étourderie, et des erreurs d'accords ou de conjugaisons. Le correcteur automatique sur l’ordinateur ne voit pas tout. Il arrive aussi que le correcteur te soumette des propositions pour des tournures de phrase. Je me souviens notamment d'une stagiaire chez Dargaud qui avait fait de hautes études littéraires et qui après avoir relu Tramp avant impression m'avait appelée pour 2 ou 3 tournures de phrases qui lui paraissaient un peu lourdes. Ses propositions étaient intéressantes et j’en ai évidemment tenu compte sauf pour une, car le mauvais français de mon dialogue était volontaire. Celà indiquait que le personnage ne s'exprimait pas correctement.
Retrouvez très bientôt la suite et fin de cette interview dans cette rubrique...
Interview de Jean-Charles Kraehn (1ère partie)
samedi 19 juin 2010
Croquis préparatoire pour la case 3 de la planche 8 de Gil Saint-André T9
Croquis préparatoire pour la case 4 de la planche 8 de Gil Saint-André T9
Recherche de composition pour la planche 8 de Gil Saint-André T9
Version finale de la planche 8 de Gil Saint-André T9